Réponse au challenge 30 baisers, thème n°2 : Nouvelle, lettre
Genre : Futurefic, plus ou moins drame, enfin je suppose, j’ai voulu faire plus nostalgique que larmoyant, j’espère que c’est bien ce que ça donne
So much time should not have passed
At least not that way and not so fast
It wasn’t always easy, it wasn’t always fun
But it was always worth it, regrets I have none
Milow – Darkness ahead and behind
Tant de temps n’aurait pas dû passer
Du moins pas de cette façon et pas si vite
Ça n’a pas toujours été facile, ça n’a pas toujours été amusant
Mais ça a toujours valu le coup, je n’ai aucun regret
*
Le stylo volait sur le papier, la main ne s’interrompant qu’une fois arrivée au bout d’une ligne pour entamer aussitôt la suivante. La feuille était noircie d’une écriture légèrement tremblante, il n’y aurait bientôt plus de place, mais elle avait une réserve illimitée de papier, et elle ne voulait rien oublier. L’exercice lui avait été conseillé par une amie des années plus tôt. Elle avait alors rejeté l’idée avec un certain dédain. Mais aujourd’hui… Aujourd’hui, elle avait eu besoin de faire quelque chose, et ce vague projet était le seul qui lui soit venu à l’esprit.
Vingt-cinq ans. Elle n’arrivait pas à croire qu’il s’était écoulé un quart de siècle.
Elle arrêta d’écrire un instant, sa main se figeant quand un rire cristallin lui parvint depuis l’étage inférieur, et un sourire mélancolique naquit sur ses lèvres alors que l’étau se resserrait un peu plus autour de son cœur. Il n’aurait jamais l’occasion d’entendre ce rire. Alors elle le décrivit. C’était tout ce qu’elle pouvait faire pour lui.
« Tu devrais l’entendre. Il illumine une journée, efface toutes les souffrances, tous les doutes. Il surgit de nulle part, pour les raisons les plus absurdes, et il s’arrête tout aussi brusquement… Mais jamais pour très longtemps. Elle trouve de l’humour dans tout ce qui se passe autour d’elle, tu aurais adoré ça. Tu l’aurais adorée, elle. Elle est aussi diabolique que tu l’étais, il est impossible de lui refuser quoi que ce soit. J’ai toujours cru qu’une fois l’adolescence passée, ça serait plus facile. Que l’enfance serait le moment le plus pénible, que lorsqu’elle serait adulte, elle me ferait moins penser à toi. Mais elle a vingt ans aujourd’hui, et chaque regard que je pose sur elle est plus douloureux que le précédent. Je crois qu’elle le sait. Je la surprends parfois en train de m’observer, et elle semble inquiète, comme si j’allais m’effondrer si elle lance une remarque que tu aurais pu faire. Elle ignore que par-delà la souffrance qu’elle provoque, cette ressemblance est aussi une bénédiction. Car tu survis à travers elle. »
Elle ne comprendrait jamais comment leur fille, son portrait craché à elle, avait pu mettre au monde quelqu’un qui lui ressemble tellement, à lui. Les aléas de la génétique. Elle en était reconnaissante.
Quand, après avoir survécu à d’innombrables accidents, tentatives de meurtre et catastrophes naturelles, l’homme le plus puissant du monde avait été terrassé par une tumeur en à peine quelques semaines, elle avait eu du mal à le croire. Tellement que même en voyant le cercueil qu’on mettait en terre, elle avait continué à nier la réalité. Elle avait cherché une explication, n’importe quoi qui paraisse plus rationnel et logique que cette fichue maladie. Elle avait ordonné des enquêtes sur les médecins, fait autopsier le corps, repris ses habitudes de journaliste pour déterrer les secrets du moindre de ses opposants… Et elle n’avait rien trouvé.
Elle avait dû se rendre à l’évidence. Alexandre Joseph Luthor, homme d’affaires, président, mari et père, avait succombé à des causes naturelles.
Elle ne l’avait admit que des années après l’enterrement. Elle avait mit fin aux investigations cinq ans jour pour jour après l’annonce de sa maladie, lorsque son héritière lui avait appris qu’elle attendait à son tour un enfant. Elle avait perdu cinq années de sa vie et de celle de sa fille à essayer de trouver une explication qui n’existait pas, elle n’avait pas l’intention de perdre la moindre seconde de celle de sa petite-fille.
Et aujourd’hui, alors qu’elle frôlait les soixante-dix ans, que sa fille en avait presque quarante, et que sa petite-fille fêtait ses vingt ans avec sa famille, elle pouvait affirmer avec une sérénité inébranlable qu’elle ne regrettait rien. Ni les périodes difficiles, ni les disputes, ni d’avoir renoncé à sa carrière, ni ces cinq années englouties par son obsession. Car sans elles, elle savait qu’elle n’aurait jamais pu faire son deuil.
« Plus que jamais, j’aimerais que tu sois là aujourd’hui. Pour voir ce qu’elle est en train de devenir, pour constater que tu as laissé quelque chose dans ce monde, quelque chose d’autre que les décisions politiques et les réformes. Quelque chose de tellement plus précieux. Tu ne le sauras jamais, et c’est une idée qui me fait souffrir plus encore que ton absence. »
Elle mit le point final au moment où l’on commençait à appeler son nom en bas. Elle sourit à la lettre de plusieurs pages, déposa un baiser sur ses doigts et les posa sur l’enveloppe qu’elle venait de refermer sur ses souvenirs. Elle la lui apporterait demain. Elle avait consacré assez de temps au disparu pour aujourd’hui, les vivants l’attendaient.
Fin